« Loi Travail : et maintenant ? » Tribune suite à l’adoption de la loi El-Kohmri

« Loi Travail : et maintenant ?

Avec cette loi, la logique commerciale et économiste l’emporte sur les relations humaines. »

 

Tribune publiée à l’occasion de l’adoption définitive de la loi travail

Hier soir, dans une indifférence qui contrastait beaucoup avec les débats et manifestations qui ont marqué l’actualité de ces dernières semaines, la loi travail dite loi El-Kohmri – soyons précis, la dixième version de la loi El-Kohmri ! – nous a été imposée par le gouvernement via le 49.3.

Les événements terribles que nous avons vécus le 14 juillet et le fait que la France fonctionne au ralenti pendant l’été sont bien entendu pour beaucoup dans le fait que cette loi ait finalement été adoptée dans un calme relatif. Malgré tout, nous ne pouvons oublier le très fort mécontentement populaire qu’elle a suscité. Et nous ne devons pas oublier pourquoi.

Tout d’abord, de nombreuses personnes directement concernées par ce projet de loi ne se sont pas senties écoutées, prises en considération. Cela ne signifie pas que le gouvernement doive céder à toutes les pressions des syndicats ou de la rue, mais une concertation réelle au préalable pour des lois de cette importance est indispensable.

Ensuite, parce que les Français sont fatigués de recevoir leurs ordres de Bruxelles ; or le véritable ordonnateur de cette loi n’est autre que la commission européenne. Dans ses Grandes Orientations Politique Économique (GOPE) de 2012, la Commission recommande en effet de «revoir la législation, notamment la procédure administrative de licenciement». De même, en 2016, via ses Lignes Directrices Intégrées, la Commission souhaite que soient facilitées «au niveau des entreprises, les dérogations aux dispositions juridiques générales, notamment en ce qui concerne l’organisation du temps de travail». On croirait lire mot pour mot le projet de loi que le gouvernement socialiste a fait adopter par la force.La logique commerciale et économiste ne peut pas l’emporter sur tout. Le traité budgétaire européen de 2012 a mis la France sous l’autorité de Bruxelles. Et cela, les Français comme d’autres peuples européens ne le supportent plus.

La troisième raison de l’opposition massive à cette loi réside dans sa mesure principale, à savoir l’inversion de la hiérarchie des normes et l’affaiblissement des branches professionnelles. Auteur du rapport parlementaire de 2009 sur la négociation collective et les branches professionnelles, je ne peux que confirmer que la branche est un outil de protection et de régulation économique, qui assure qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale. Sans branche, tout devient possible en matière de dumping social. Et si les branches deviennent impuissantes face aux accords d’entreprise, elles disparaîtront, ce qui serait très dommageable dans un monde qui ne cesse de se déréguler à cause de la mondialisation.

Faisant partie des 11 députés à avoir exercé une activité de chef d’entreprise, je suis très favorable à l’économie de marché et très attaché à la liberté d’entreprendre et à la responsabilité individuelle, mais dans la tradition française, c’est-à-dire avec une action régulatrice de l’Etat.

L’autre raison de l’échec de cette loi, c’est qu’elle ne s’est pas attaquée aux causes principales de nos difficultés économiques.

Le débat s’est focalisé sur la complexité (avérée) du Code du travail sans se soucier du cadre dans lequel évoluent nos entreprises. Cette simplification du code du travail est évidemment nécessaire. Mais on pourra simplifier le code du travail à outrance, cela ne servira pas à grande chose si l’on ne règle pas le problème de la concurrence déloyale au sein de l’Union Européenne et dans le cadre du commerce mondial.Cette concurrence déloyale est flagrante dans 3 domaines :social, fiscal et environnemental. Elle pénalise massivement l’emploi. Je plaide pour une stratégie défensive que ce soit en matière industrielle ou agricole. Le dogme du libre-échange ne doit  plus être l’alpha et l’omega de la politique européenne. Tous les autres pays du monde, à commencer par les Etats-Unis défendent leurs intérêts. A l’intérieur de l’espace européen, la lutte contre le dumping social et fiscal entre Etats-membres doit être mise sérieusement à l’agenda de l’UE. De même, l’Union doit impérativement réorienter sa politique commerciale et entamer un processus de renégociation de ses traités commerciaux avec ses partenaires extérieures. Il est tout à fait possible de le faire. Je souhaite que la France prenne le leadership sur ce sujet. La remise à plat des règles du jeu doit être l’une des priorités du prochain quinquennat.

Autre sujet majeur que ce texte n’a pas traité : les bouleversements liés au numérique et l’uberisation de l’économie. Cette lame de fond tend à remplacer le salarié par un travailleur autonome ; le contrat de travail (auquel sont attachés des droits et des devoirs) par une dépendance économique du prestataire vis-à-vis de la plateforme; le métier (et avec lui la transmission de savoir-faire) par l’activité. L’uberisation fragilise notre modèle qui est d’abord fondé sur les cotisations assises sur le travail et qui risque de disparaître entièrement.

Or, rien dans ce texte n’est prévu sur cette uberisation ni sur le nécessaire équilibre entre la liberté d’entreprendre et la préservation de notre modèle social.

Le rôle du politique et du législateur est pourtant d’anticiper ces mutations, de créer les conditions d’une compétition équitable et de préserver le financement de notre protection sociale.

La régulation de la nouvelle économie est une question majeure pour les années à venir. C’est une question de justice.

L’une des solutions à envisager serait de poser le principe du travailleur, quel que soit son statut, salarié, indépendant, profession libérale, commerçant. Dans cette logique, les droits et devoirs sont attachés à la personne et non au statut. Tout travailleur aurait droit à un socle de protection sociale, mais avec l’obligation parallèle de financer ce socle. Ce qui permettrait d’adapter notre système au monde du travail actuel fait de ruptures, et de permettre aux personnes de consacrer du temps à des activités qui ne sont pas nécessairement salariés.

Travailler, c’est participer à l’œuvre commune. Ainsi les bénévoles travaillent, les parents qui élèvent leurs enfants travaillent. Je souhaite que nous retrouvions cette dimension collective du travail et que nous trouvions un juste équilibre entre compétitivité des entreprises et cohésion sociale. Dans ce sens, ce texte de loi est passé à côté de son sujet.

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